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"OBSESSIONS"
Parution 27 juin 2025

Pauline Klaus "Obsessions" Paraty

« Avec ton violon et la musique de Jean-Sébastien Bach, tu ne seras jamais seule dans la vie »

Je revois ma professeure de violon, Christiane Courtade, tracer ces mots sur l’en-tête de ma partition toute neuve avant de commencer notre premier cours sur les Sonates et Partitas : j’en garde l’impression très nette de me trouver, du haut de mes 11 ans, à un tournant décisif de mon existence, m’apprêtant à glisser le pied dans une autre dimension… Une phrase qui résonne pleinement aujourd’hui : les figures se rassemblent et se bousculent dans ce disque de violon seul, à commencer par celles de mes premiers professeurs.

Ma découverte de la musique s’est faite dans un contexte particulier et hors des sentiers académiques, encadrée par deux personnes donc l’influence a été déterminante : Christiane Courtade, pour le violon, et Jean-Dominique Abrell, pour la polyphonie et le chant. Christiane Courtade, dont j’ai été la dernière élève et dont j’ai pu bénéficier de l’enseignement privé et « exclusif », avait été l’élève de Line Talluel, puis de Tibor Varga dans les années 1940, et vouait une admiration passionnée à Yehudi Menuhin, et à travers lui, à son maître Georges Enesco.

Elle m’a légué dans ses dernières années d’activité un enseignement total, intransigeant et inspiré : le violon m’y apparaissait comme le messager privilégié d’un rapport vital et quasi mystique à la musique, dans lequel humanisme et discipline musicale étaient absolument inséparables.

L’enseignement de Jean-Dominique Abrell, organiste et dominicain qui m’accueillait au même moment dans sa classe à la Maîtrise du Mans, m’ouvrait quant à lui les portes du répertoire polyphonique, du chant grégorien à Britten et Ohana. Nous y découvrions un répertoire d’une richesse infinie, portée par la curiosité insatiable de JD Abrell pour les moindres recoins de l’histoire de la musique ; je conserve de nombreux souvenirs de moments suspendus où il s’asseyait à l’orgue pour nous donner à entendre ses toutes dernières découvertes, ou pour débattre avec animation de sa relation à l’œuvre d’Olivier Messiaen. 

 

Dans le « panthéon » que j’ai peu à peu commencé à me constituer, au sein duquel trônait tout en haut la figure de Bach, est apparue très vite la silhouette d’Eugène Ysaÿe. J’ai tout de suite ressenti une proximité avec ce violoniste dont le portrait impressionnant ornait la couverture des six Sonates : son visage grave et massif se mêlait à mes premières impressions du Nord, dans lequel nous nous rendions de temps en temps pour rendre visite à ma famille polonaise dans la région de Lille : et malgré sa stature intimidante, je ne pouvais m’empêcher de me l’imaginer aussi généreux qu’imposant. Les Sonates, dont je commençais l’exploration avec un bonheur intense, sont venues bien vite occuper mes séances dès que j’avais fini mes études de Polo et Kreutzer. Écrites à la fin de sa vie, elles sont toutes dédiées à des violonistes de son temps, pour la plupart élèves d’Ysaÿe : on y retrouve le nom de Georges Enesco, aux côtés de Matthieu Crickboom (qui accompagnait également Ysaÿe comme 2ème violon au sein du Quatuor Ysaÿe), Jacques Thibaud, Fritz Kreisler, Joseph Szigeti et Manuel Quiroga. Des années plus tard, mon passage par la Belgique m’a permis de vérifier la justesse de ce pressentiment concernant la chaleur et la générosité propres à l’esprit belge, et l’envergure de cet artiste auquel on doit la naissance d’un nombre impressionnant de chefs-d’œuvre du répertoire (les Sonates de Franck, Debussy, Lekeu, les Quatuors de Debussy, Chausson et Saint-Saens, le Poème et le Concert de Chausson, les Quintettes de Franck et Fauré... !) ; et qui semblait ne perdre aucune occasion de faire de la musique, où que ce soit et avec qui que ce soit*.

 

La découverte du Roi des Aulnes est arrivée peu après, au cours de mes explorations de plus en plus poussées des trésors de la virtuosité violonistique : peut-être du fait de ma formation conjointe à la maîtrise, j’étais particulièrement et presque uniquement attirée par la polyphonie. Après les accords à 3 et 4 sons, dont j’avais découvert qu’ils pouvaient s’étendre jusqu’à 10 sons chez Ysaye grâce à ses prodigieux accords brisés, je me souviens de l’éclair de plaisir qui m’a traversée en ouvrant la partition de Ernst et en découvrant une page écrite sur deux portées simultanées… Le peu d’informations disponibles sur la vie de Ernst laissent imaginer une personnalité hors-normes : violoniste virtuose d’origine morave, membre d’un quatuor de légende aux côtés de Joachim, Wieniawski et Piatti, lui-même admirateur du grand Paganini qu’il suivait dans ses tournées européennes, et mort, comme lui, à Nice…

J’ai par la suite joué de nombreux caprices, transcriptions ou arrangements, mais ce Roi des Aulnes, mis en musique par Schubert dans son célèbre Lied d’après la Ballade de Goethe, conserve une place à part : certainement pour son galop fantastique, comme esquissé d’un seul trait, qui place au cœur de la scène le cheval et sa course furieuse – sûrement le seul personnage sympathique parmi le trio qui entoure l’enfant, entre le Roi des Aulnes qui l’entraîne dans la mort, et le père qui ne l’entend pas... Dans le Lied d’origine, le galop est évoqué par le geste « staccato » du piano (les notes répétées) qui nous emporte dès la première note dans son cours tragique : dans la transposition que réalise Ernst pour le violon, le geste change de nature en passant à l’archet, et le flot de croches s’y trouve « brisé » plus nettement par les accords verticaux qui font entendre la mélodie à la voix supérieure. Je me suis aperçue avec le temps que, dans ma représentation intérieure, l’écriture instrumentale a fini par se fondre avec la légende : et ces « sauts » verticaux de l’archet en sont venus à figurer les élans du cheval, rompant la foulée pour franchir les obstacles se dressant sur sa route… Au-delà du défi virtuose, la transcription de Ernst me semble réellement servir et sublimer encore l’image hallucinée de Schubert, et j’entretiens avec cette pièce qui m’a accompagnée dans de nombreux concerts et concours un lien particulier.

 

​C’est plus récemment que l’un de mes anciens professeurs a attiré mon attention sur la Fantaisie et Fugue BWV 542 pour orgue, dans sa transcription par le violoniste Tedi Papavrami, me disant simplement : « C’est pour toi ». Si le défi de la Fugue m’a d’abord attirée, la découverte de la Fantaisie m’a abasourdie, tant par la puissance inouïe de la musique de Bach, que par celle de cette transcription. Quelque temps après avoir commencé à étudier cette pièce, j’ai eu le bonheur de pouvoir la travailler auprès de Tedi Papavrami lui-même : je le remercie ici pour ses encouragements bienveillants.​

​L’entretien qui s'en est suivi apportera des éléments passionnants à ceux qui souhaitent mieux connaître cette œuvre et la genèse de cette transcription : 

Lire ici

Avec Tedi Papavrami @Philippe-Alexandre Pham

​Ma collaboration avec le compositeur franco-péruvien Juan Arroyo, qui se poursuit depuis notre première rencontre à l’occasion de la création de son Duo pour violon et violoncelle avec la violoncelliste Marie Ythier, est un exemple de ces rencontres qui jalonnent le parcours d’un violoniste, fût-ce jusque dans les limites du répertoire pour violon « seul ». Notre entente immédiate, et notre amour commun pour Bach – avec lequel il entretient, par une coïncidence amusante, une relation toute particulière du fait de son nom qui s’en rapproche littéralement – nous a conduits à entamer un travail dont je me réjouis. « Dormiveglia » explore l’état second du rêve, d’un demi-sommeil dans lequel percent et se mêlent les bruits du dehors, le vacarme des livraisons, les cris… Dans cette torpeur revient sans cesse un leitmotiv : le signal (« pregón ») d’un aiguiseur de couteaux, annonçant son passage dans les rues de Lima par ce sifflement bien reconnaissable. « Paralelo » est une méditation sur le lien originel à Bach, traversée par des réminiscences de la Chaconne, et inspirée de la technique picturale du « sfumato ».

Cette musique, ancrée dans la vie réelle et ses multiples dimensions, le rêve, le rituel… me parle particulièrement : elle accomplit un idéal qui je crois parle à chacun, celui d’une musique qui s’insère naturellement dans le cours de la journée, au sortir de table, au lever du lit, au cœur de la nuit, discrète ou obsédante… Une musique des heures et des jours, qui se confond avec la vie.

 

* voir la belle biographie de Maxime Benoît-Janin, « Eugène Ysaÿe, le dernier romantique », Bruxelles, 1989.

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